Gestion durable des terres : pour une approche systémique (Article d’analyse)
Alors que la 15e session de la Conférence des parties à la Convention sur la diversité biologique (COP 15) va avoir lieu en Chine en fin d’année, l’INRAE, l’IRD, le CIRAD (trois organismes français de recherche notamment agronomique) et l’IDDRI (un think tank qui facilite la transition vers le développement durable) publient une note sur la gestion durable des terres. Objectif : « Eclairer les débats pour faire face conjointement aux enjeux des changements climatiques, de l’érosion de la biodiversité, de la sécurité alimentaire et d’une seule santé ».
Sur la question de l’usage durable des terres pour la production d’alimentation, les fibres et la biomasse, le débat se polarise souvent entre deux options présentées comme opposées : celle de concentrer et d’intensifier la production sur une part minimale des terres disponibles pour laisser le reste à la nature –Land sparing – et celle de partager les terres entre une production à bas niveau d’intrant et la préservation des écosystèmes – Land sharing (voir encadré). L’objectif 30×30 (protéger 30 % des aires terrestres et marines d’ici 2030), qui va être proposé par le Cadre mondial de la biodiversité post 2020 à la prochaine COP15, relance le débat. Comment utilise-t-on les 70 % restants avec l’agriculture et la forêt ? Quelle gouvernance respectueuse de la souveraineté des états mettre en place ? Quel système de contrôle ? Pour les auteurs, si l’on veut appréhender de manière cohérente les enjeux environnementaux (climat, biodiversité, eau…) ainsi que ceux liés à la sécurité alimentaire et à la santé humaine, les politiques de conservation sont indissociables de l’avenir de l’agriculture et des systèmes alimentaires.
Sortir du binaire
En 1992, la CDB (Convention sur la diversité biologique)[1] reconnaissait la notion d’utilisation durable et de valorisation de la biodiversité – c’est-à-dire la protection et même enrichissement de la biodiversité par les activités humaines – rompant ainsi avec les politiques menées jusqu’alors. Ces dernières restreignaient la préservation de la nature à travers des « zones fermées » qui interdisaient les activités humaines et, selon une logique coloniale, excluaient les populations locales. Depuis, la notion de Services Ecosystémiques a été conceptualisée par l’Évaluation des écosystèmes pour le Millénaire et celle de « solutions fondées sur la nature » (voir article « Des solutions fondées sur la nature pour s’adapter au changement climatique »). Ainsi, alors que les changements d’affectation des terres liés à l’agriculture – et en particulier à la production animale intensive – ont été reconnus comme le premier facteur de dégradation de la biodiversité (IPBES, 2019), certaines formes d’agriculture et d’élevage sont a contrario considérées comme une solution clé pour la restauration d’écosystèmes dégradés. Les auteurs recommandent de travailler à des trajectoires d’utilisation durable des sols concertées qui se baseraient, non plus sur la demande alimentaire, mais sur les limites planétaires, à l’aide de systèmes agroécologiques à bas niveaux d’intrants. Une solution qui nécessitera forcément de modifier les habitudes de consommation – notamment en protéines animales – actuellement portées par l’industrie alimentaire et le commerce international.
Des priorités différentes selon les régions
Selon les auteurs, pour orienter la gestion durable des terres, il est nécessaire de prendre en compte les priorités de chaque pays ainsi que leurs réalités démographiques et économiques. Ainsi, dans les pays les plus riches, les rendements plafonnent et leur augmentation grâce aux intrants de synthèse a produit un ensemble d’effets négatifs : dégradation des sols, paysages simplifiés, perte de biodiversité et changement climatique. En Europe, une grande partie de la biodiversité associée à l’agriculture est un héritage des systèmes agricoles extensifs des siècles passés, en particulier les systèmes mixtes agropastoraux. Or ces systèmes à haute valeur naturelle sont menacés par le développement de l’agriculture intensive. Aussi, une voie prometteuse, engagée notamment par le Green Deal de l’UE, consiste à réduire la dépendance aux intrants synthétiques en maximisant les services écologiques des systèmes mixtes de production, notamment en termes de fixation de l’azote, de résistance aux nuisibles et d’adaptation au manque d’eau. Le principal changement serait le passage de systèmes d’élevage intensifs nourris au soja importé à des systèmes d’élevage plus extensifs, capables de valoriser les légumineuses cultivées en Europe.
Dans les pays pauvres ou à revenus intermédiaires, une progression des rendements est encore possible et nécessaire au bénéfice des populations locales (et non des pays riches via l’exportation de biomasse). Dans ces zones, il peut être pertinent de conserver un certain nombre d’écorégions tout en accroissant la production dans d’autres zones comme les ceintures vertes urbaines (Land Sparing). Il faut alors penser en termes de maillage écologique et de biodiversité fonctionnelle en s’assurant de la connexion des habitats et de la préservation des fonctions écologiques clés, comme la pollinisation ou la fertilité des sols. Dans de nombreux cas, les systèmes de production intégrés dans des paysages complexes sont très productifs tout en étant riche en biodiversité. Il s’agit de combinaisons de Land sharing et Land sparing qui ne conduisent pas à des systèmes basés sur des intrants de synthèse. En Inde, par exemple, le développement de systèmes productifs à bas intrants « Zero Budget Natural Farming » est une réponse à la raréfaction des terres.
Les auteurs recommandent in fine de développer l’évaluation des risques en comparant les impacts des scenario Land sharing/Land sparing sur le fonctionnement des sols et la biodiversité fonctionnelle, la résilience des systèmes agricoles et les économies agricoles.
Evaluer la durabilité de l’usage des terres en multicritères
Afin d’accompagner un usage durable des terres, il est nécessaire d’avoir un bon outil de mesure. Or, les modélisations actuelles donnent de meilleures performances pour l’option « épargne des terres » que « partage des terres », car elles privilégient les données liées à la productivité, beaucoup plus facilement accessibles que celles – forcément localisées – sur la biodiversité agricole, l’effet des rotations ou encore les stocks de carbone. Selon la même logique, l’étiquetage des produits et leurs empreintes écologiques (calculées en termes d’espace consommé, de production de biomasse et d’émissions de GES) prennent à peine en compte la biodiversité, la dégradation des terres et les contributions positives (voir article « Affichage environnemental : quelle vision politique derrière les outils ? »). Ainsi, la monoculture intensive ressort de ces modélisations plus bénéfique pour l’environnement qu’un système agroécologique qui produit des aliments et préserve la biodiversité.
Aussi, pour saisir les véritables impacts, les auteurs recommandent d’évaluer de manière exhaustive les impacts environnementaux des systèmes alimentaires dans les territoires agricoles locaux et au-delà : par exemple, les émissions de GES, mais aussi l’eau, les pollutions locales et éloignées et les cycles du carbone et de l’azote. Idéalement, ces évaluations devraient également capter des critères comme la diversité et l’abondance d’espèces, la qualité nutritionnelle et l’impact du système sur l’alimentation et la santé, le nombre et les types d’emplois créés, les modes de gouvernance et de réduction des inégalités.
Le Land sharing consiste à économiser des terres en séparant la production de zones préservées pour la nature. Avec la Révolution Verte des années 70 visant à subvenir aux besoins alimentaires exponentiels d’une population grandissante, l’agriculture mondiale s’est intensifiée à l’aide de la mécanisation, de l’irrigation, des intrants et de la biotechnologie, permettant de produire plus de nourriture, à bas prix et sans consommer davantage de terre. Cette approche a favorisé la préservation d’aires protégées en dehors des zones de production agricole.
Le Land sparing ou partage des terres propose de combiner la production agricole et la conservation de la biodiversité dans les mêmes zones. Il est basé sur une « écologie de la réconciliation » entre biodiversité et agriculture, c’est-à-dire sur les interactions entre les humains et les « autres êtres vivants au sein de systèmes agricoles complexes ». Ce système utilise davantage de main-d’œuvre et exige une diversification de l’agriculture et des zones de production sans nécessairement les étendre. Il implique une amélioration des régimes alimentaires et une réduction des pertes et du gaspillage alimentaires.
Référence : Aubertin et al. Sustainable Land-use transitiond : moving beyond the 30×30 target and the land sparing/Land sharing debates. Policy brief IRD-INRAE-CIRAD-IDDRI.
Source : Cirad
[1] La Convention sur la diversité biologique (CDB) est un traité international juridiquement contraignant qui a trois objectifs principaux : la conservation de la diversité biologique, l’utilisation durable de la diversité biologique et le partage juste et équitable des avantages découlant de l’utilisation des ressources génétiques.
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