La prévention du gaspillage, un défi de politique publique

Comment réduire les pertes et gaspillages alimentaires ? Cette question interpelle les décideurs politiques, compte tenu des enjeux environnementaux, économiques et sociaux. Depuis plusieurs années, diverses mesures d’action publique ont été testées en France. À l’échelle européenne, différents secteurs d’activités et pays membres élaborent des stratégies pour infléchir le phénomène. Un article publié dans la revue Sesame (Sciences et Société, Alimentation, Mondes agricoles et Environnement), éditée par la Mission Agrobiosciences-Inra, propose une analyse approfondie du sujet. 

En France, le gaspillage alimentaire a été défini en 2013 comme « toute nourriture destinée à la consommation humaine qui, à une étape de la chaîne alimentaire, est perdue, jetée ou dégradée ».  La FAO se réfère à une définition similaire du gaspillage.

Débats sémantiques autour du gaspillage

Une définition différente a toutefois été retenue à l’échelle européenne, suite à de longues discussions autour de l’expression anglaise Food Waste qui se réfère à la fois aux « pertes et gaspillages » et aux « déchets ». Cette définition inclut non seulement les denrées alimentaires, mais aussi leurs parties non consommables qui sont séparées lors de la transformation agroalimentaire ou de la préparation culinaire. L’autre différence consiste à ne pas considérer comme pertes et gaspillages les denrées et leurs parties non consommables utilisées pour l’alimentation animale ou pour des produits biosourcés (par exemple des emballages). En revanche, ces mêmes denrées compostées, méthanisées, laissées au champ et retournées au sol sont considérées comme des pertes et gaspillages.

On observe ainsi un glissement, facilité par la polysémie du terme anglais waste, de la notion initiale de gaspillage vers celle de déchet alimentaire. Ces différentes définitions tendent à opposer, de façon schématique, une approche focalisée sur la « sécurité alimentaire » à une approche d’« efficience des ressources ». La situation se complique car ces définitions coexistent et sont appliquées en parallèle à différentes échelles et par différentes institutions. À terme, on peut espérer qu’une harmonisation se mettra en place du moins à l’échelle européenne, au-delà des initiatives nationales indépendantes.

Le poids des chiffres

Si la statistique publique française ne fournit pas de données sur les pertes et gaspillages, des ONG, des agences publiques comme l’Agence De l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME) et des instituts de recherche ont contribué à estimer l’ampleur du gaspillage, à différentes échelles, selon les secteurs d’activités et les filières.

Ainsi, sur l’ensemble de la chaîne alimentaire et pour une population de presque soixante-sept millions d’habitants, les pertes et gaspillages étaient estimés par l’Ademe, en 2016, à 150 kilos par personne et par an, soit un cinquième de la production agricole initiale. Pour la Grande-Bretagne, le WRAP communique un chiffre de 156 kilos par personne et par an pour 2015 (WRAP, 2018), sans prendre en compte le secteur agricole. Pour l’UE, les pertes et gaspillages ont été estimées à 170 kilos par personne et par an en 2016, soit près de 20 % de la production initiale (Stenmarck et al., 2016).

La majorité des études indique que l’essentiel des pertes et gaspillages survient au niveau de la consommation à domicile, même si les chiffres varient : l’Ademe attribue aux ménages français vingt-neuf kilos par personne et par an, et le WRAP, pour les Britanniques, soixante-dix-sept kilos.

Quelles mesures en France ?

Avec pour objectif de diviser par deux le gaspillage entre 2013 et 2025, les pouvoirs publics français se sont saisis du sujet depuis plusieurs années, mobilisant divers leviers et instruments politiques (Lascoumes et Le Galès, 2007) : instruments réglementaires et législatifs d’une part et fiscaux d’autre part, ainsi que mobilisation des acteurs, information et communication.

La mobilisation des acteurs, l’information et la communication ont joué un rôle particulièrement important. L’Ademe a lancé sa première campagne de sensibilisation à partir de 2009. Le Pacte national de lutte contre le gaspillage alimentaire a été signé en 2013. La mobilisation concerne aussi l’État et ses établissements, avec une démarche obligatoire de réduction du gaspillage dans leurs services de restauration collective selon la loi pour la transition énergétique et la croissance verte de 2015. À l’échelle locale, le Code de l’environnement prévoit que les conseils régionaux inscrivent la prévention du gaspillage alimentaire ainsi que la collecte et la valorisation des biodéchets, dont le gaspillage fait partie, dans leur plan régional de prévention et de gestion des déchets.

Enfin, la France a été le premier pays à voter, en 2016, une loi dédiée à la lutte contre le gaspillage. L’obligation pour les distributeurs d’orienter leurs invendus encore consommables vers l’aide alimentaire a été le plus médiatisé des deux volets de la loi. L’autre volet prévoit la sensibilisation et la formation de tous les acteurs. La loi Egalim (n° 2018-938) du 30 octobre 2018 étend aux restaurants et aux industries de transformation l’obligation du don.

Perspectives : et la valeur de l’aliment ?

L’action publique donne un cadre. Mais malgré l’abondance des initiatives publiques et privées, les grands traits du fonctionnement de nos systèmes alimentaires, comme l’hyperchoix, l’accessibilité à toute heure et la promotion de prix bas restent les mêmes. Ils continuent à promouvoir la quantité plus que la qualité, et l’abondance aux dépens de pratiques économes.

Alors que la plus grande partie du gaspillage, jusqu’à 50 % selon les études, est à imputer aux ménages, ces derniers n’ont pas fait l’objet de mesures politiques au-delà de campagnes de communication, voire de culpabilisation. S’il y a consensus autour de la nécessité impérative, pour réduire le gaspillage, de changer les pratiques domestiques, comment y arriver ? Faut-il faire appel à la responsabilité des individus ou plutôt initier de profonds changements dans les structures qui les entourent et codéterminent leurs pratiques, y compris les pratiques de gaspillage ? Le débat reste entier sur la pertinence des choix des mesures politiques qui sont ou seront mises en place.

Enfin, un changement de paradigme se dessine : la politique de réduction des pertes et gaspillages ne devrait pas être considérée comme une politique des déchets mais bien comme une politique de ressource alimentaire, suggèrent les experts du domaine.

Comment quantifier le gaspillage alimentaire ?

Différentes méthodes sont utilisées pour quantifier le gaspillage, à la fois pour produire des données, par exemple par des pesées ou le scan de produits jetés en magasin, et pour rassembler des chiffres existants, par exemple par l’analyse de bilans matière en entreprise ou de bilans alimentaires issus de la statistique agricole. De façon générale, il convient d’être prudent dans l’interprétation de tout chiffre communiqué sur le gaspillage, car le choix de la définition et de la méthode de quantification influence les résultats
Un groupe de travail de la plateforme européenne contre « les pertes alimentaires et le gaspillage alimentaire » (FLW) contribue actuellement à élaborer la méthodologie selon laquelle les pays membres vont devoir rapporter, en 2022, leurs estimations de Food Waste pour l’année 2020.

Source : Revue Sesame