L’ACV jugée « inapte » pour l’affichage environnemental des produits alimentaires selon le CESIAe (ARTICLE D’ANALYSE)

Un Comité d’Expertise Scientifique Interdisciplinaire sur l’Affichage Environnemental (CESIAe) a été mandaté par le Ministère de la Transition écologique, à la demande d’UFC-Que-Choisir pour analyser le dispositif actuel d’affichage environnemental. Autre mission confiée au CESIAe dans la foulée de cette analyse : émettre des « Recommandations pour un dispositif global d’affichage environnemental producteur de sens, fédérateur, et apte à accélérer la transition écologique pour des systèmes agricoles et alimentaires soutenables et résilients ». C’est le titre de leur rapport publié en novembre 2023. Le constat est sans appel : l’ACV-PEF – base imposée jusqu’ici en France – est un socle méthodologique inadapté pour l’affichage environnemental des produits alimentaires. « L’imposer comme méthode unique pour l’affichage et l’écoconception serait scientifiquement et socialement inaudible », estiment les auteurs du rapport. Une de leurs recommandations serait d’agréger des méthodes pertinentes pour chaque étape du cycle de vie et d’adapter la pondération des différents indicateurs environnementaux en fonction des enjeux environnementaux des systèmes et produits évalués.

Lors d’entretiens menés par le Ministère de la Transition Ecologique entre fin 2022 et début 2023 sur la thématique de l’affichage environnemental, différentes organisations de la société civile (incluant des parties prenantes de l’expérimentation) ont exprimé une demande claire. Celle d’avoir un éclairage scientifique indépendant concernant la robustesse du socle ACV-PEF (Analyse du cycle de vie – Product Environmental Footprint). Cette méthode européenne a été imposée comme base de travail dans le cadre de l’expérimentation française de l’affichage environnemental puis retenue comme socle pour EcoBalyse, outil opérationnel de calcul des scores environnementaux. Et ce, malgré les nombreuses limites et points de vigilance exprimés par les ONG et les porteurs de projets jusque dans le rapport du gouvernement faisant suite à l’expérimentation. Cinq chercheurs – agronomes, écologues, géographes et sociologues[1] – se sont ainsi regroupés en Comité d’Expert (le CESIAe) pour remettre à plat le sujet. Leur analyse rejoint celle de la Commission Européenne qui a jugé très récemment le PEF , et donc le socle ACV, inapte à répondre aux exigences d’un affichage environnemental pour les secteurs alimentaires, textiles et de la pêche.  Le Commissaire Européen à l’Environnement a même annoncé le 22 mars 2023 avoir tiré les enseignements de dix années de développement de la méthode PEF, et « renoncer à positionner cette méthode comme cadre de référence unique pour étayer les allégations environnementales et l’éco-conception, dans la mesure où elle ne donne pas une image crédible de la qualité environnementale des produits ».

 Des limites de l’ACV maintes fois énoncées et ici confirmées

L’ACV-PEF quantifie de manière systématique et standardisée les flux de matière et d’énergie ainsi que l’ensemble des émissions vers l’eau, l’air et le sol liées à la production d’un produit. 16 impacts sont ainsi répertoriés et leur somme donne une note qui constitue l’évaluation environnementale. Or, cette approche comptable ne prend pas en compte le moment et l’endroit où sont émis ces flux, ni les interactions avec l’écosystème qui les reçoit. Ainsi un flux d’azote sera considéré de la même manière qu’il soit reçu par un sol nu ou enherbé.

Par ailleurs, les impacts sont répartis par « kilogramme » (unité fonctionnelle), ce qui génère deux biais principaux : d’une part comparer sur une base unique des produits qui ne rendent pas les mêmes services nutritionnels (chocolat versus viande) et d’autre part invisibiliser les impacts négatifs de l’intensification agricole puisque les flux (d’azote, de gaz à effet de serre, d’énergie consommée…) sont plus ou moins dilués selon le nombre de kilogrammes produits.

Et il existe un troisième biais notable : en adoptant une pondération des impacts unique pour tous les secteurs d’activité, la méthode ACV passe à côté des impacts environnementaux les plus pertinents pour l’agriculture, comme l’eutrophisation des eaux ou l’écotoxicité liée à l’usage des pesticides. Pour illustrer, les auteurs rappellent qu’il est évident que les enjeux environnementaux du transport routier ne sont pas ceux de la production agricole.

Enfin, les auteurs soulignent que, contrairement à ce qui est actuellement avancé par les pouvoirs publics, ce n’est ni le temps, ni la connaissance scientifique qui permettront de dépasser ces limites puisque c’est le fondement même de la méthode ACV qui produit des scores non représentatifs de l’impact environnemental.

Diminuer significativement l’usage de l’ACV-PEF et laisser la diversité s’exprimer

Face à ces constats scientifiques doublés d’une grande défiance des acteurs de la société civile, les auteurs recommandent une diminution significative de l’usage de la méthodologie ACV-PEF pour l’affichage environnemental, et plus globalement pour l’information environnementale et l’éco-conception. Ils proposent de partir des systèmes à évaluer (les segments d’un cycle de vie) et de s’appuyer sur les outils et méthodes déjà développés par les communautés scientifiques spécialisées, en adaptant les méthodes et les pondérations aux enjeux pertinents pour chaque secteur. La normalisation, la pondération et le contrôle des critères devrait être décidée en concertation avec la société civile associative et scientifique de manière à les choisir en fonction d’un cap donné à la production agricole. Pour les auteurs, le gouvernement devrait s’appuyer sur la diversité des étiquetages indépendants développés par des experts du secteur et proposer un cadre de coopération et de concertation laissant la pluralité des méthodes s’exprimer pour créer une émulation et une amélioration continue. C’est également l’orientation décidée par la Commission Européenne dans le texte du Green Claims de mars dernier. Enfin, il est absolument nécessaire d’avoir pour toute méthode un grand échantillon de produits évalués, afin de vérifier que l’affichage obtenu est cohérent avec les grands enjeux scientifiques du secteur et les politiques publiques environnementales globales et pas seulement climatiques. C’est ce qui est prévu en France au travers de la mise à disposition des résultats de 550 produits testés dans le cadre du dispositif existant. En tout état de cause, aucun arbitrage ne devrait être réalisé avant cette restitution.

Un focus spécifique sur la biodiversité

La biodiversité est un facteur clé de l’équilibre des écosystèmes mais aussi de la productivité agricole (fertilité des sols ou encore régulation naturelle des ravageurs des cultures). C’est aussi un enjeu d’évaluation dans l’affichage environnemental, car ce critère est encore évalué de façon très incomplète. A l’heure actuelle, deux modules proposent une évaluation de l’impact de l’agriculture sur la biodiversité qui puisse servir à orienter les choix des consommateurs : le module BVI (Lindner et al., 2019) et le module BioSysCan (Dallaporta et al., 2022). Le premier se base sur la forêt comme milieu de référence et évalue la perte de biodiversité par rapport à ce milieu. C’est une approche « de conservation » limitée d’après les auteurs du rapport, qui nie le fonctionnement des écosystèmes (dont ceux travaillés par les humains) et les apports de l’écologie du paysage. BioSysCan, basé en revanche sur l’écologie du paysage, est considéré comme un prototype prometteur intégrant des critères comme la présence d’habitats semi-naturels, la taille des parcelles ou encore la longueur des rotations.

 

[1] Quentin CHANCE (sociologue, CNRS) – coordinateur ; Marc BENOÎT (agronome, INRAe) ; Vincent BRETAGNOLLE (écologue, CNRS) ; Jean-Louis HEMPTINNE (écologue, ENSFEA) ; Agnès TERRIEUX (géographe, ENSFEA)