Le sacre du sain et du sans
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Dans le cadre d’un article publié le 12 mars 2019 dans la revue Sesame (Sciences et Société, Alimentation, Mondes agricoles et Environnement), éditée par la Mission Agrobiosciences-Inra, Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise au Centre de Recherche pour l’Étude et l’Observation des Conditions de vie (CRÉDOC), analyse les changements de comportements alimentaires apparus au cours des dernières années.
Océarium du Croisic, un après-midi pluvieux de septembre. Devant le bassin des raies du Pacifique, deux mamies papotent, le visage collé à la vitre. S’extasient-elles devant la danse gracieuse de ces sélaciens ? Nullement. Ces dames sont en train de se disputer l’art de préparer un beurre noir. Voilà un sport bien français : parler cuisine en toutes circonstances, à table comme au beau milieu d’un aquarium. Mais cette caractéristique hexagonale pourrait bientôt n’être plus qu’un mythe. Dorénavant, on ne parle plus tant des tendres saveurs noisette d’un beurre roussi que des composés cancérigènes qu’il contient ou des taux de mercure présent dans la chair des poissons. Une bascule profonde qu’analyse Pascale Hébel, directrice du pôle consommation et entreprise au Crédoc.
Vous publiez fréquemment des études sur la consommation et vous identifiez dans le champ alimentaire plusieurs bascules récentes. Pourriez-vous nous en dire plus ?
Pascale Hébel. Nous avons constaté, sur le long terme, une montée structurelle des inquiétudes concernant l’alimentation (voir encadré « Ces peurs à l’étude »). En 1995, avant les premières crises de la vache folle, 53 % des personnes interrogées dans nos enquêtes déclaraient que manger comportait un risque important ou très important. Ils sont 74 % aujourd’hui. Les individus ont pris conscience qu’il existait un lien fort entre ce qu’ils mangent et leur santé, ce qui n’était pas du tout appréhendé auparavant par la population française dont la culture alimentaire est centrée sur le plaisir.
Cette bascule a eu lieu en 2000, au moment de la crise de la vache folle, puis les peurs se sont stabilisées entre 2003 et 2010. Elles se sont de nouveau accrues entre 2010 et 2018 avec les crises de la fraude à la viande de cheval et de Lactalis. Les émissions de télévision à charge contre le monde agro-alimentaire entretiennent les peurs. Plus étonnant, cette bascule concerne particulièrement la catégorie des plus jeunes (entre 18 et 24 ans). Jusqu’en 2013, ceux-ci se préoccupaient très peu du lien entre alimentation et santé, rien de très étonnant à cet âge.
Depuis 2016, non seulement ils font ce lien autant que les autres catégories de population mais, en outre, les pathologies qu’ils craignent le plus sont les maladies métaboliques, survenant sur le long terme : l’obésité, le diabète, le cancer. Enfin, ils les craignent même de manière plus marquée que leurs aînés, ce qui peut surprendre.
Ces peurs à l’étude
Pensez-vous que cette réponse des individus les plus jeunes soit aussi une conséquence des politiques nutritionnelles menées ces dernières années ?
Bien sûr. Nous observons un effet de génération très marqué. Lorsque l’on demande à un jeune ce qu’évoque pour lui l’alimentation, il l’associe très fortement aux messages de prévention véhiculés par le Programme National Nutrition et Santé (PNNS) lancé en 2001. Ils sont nés avec. Dans leur esprit, manger c’est essentiellement faire attention à ce qu’ils ingèrent – pas trop de gras ou de sucre, cinq fruits et légumes par jour. Ils conçoivent leur alimentation en termes fonctionnels, comme les mangeurs des pays du Nord. Les catégories les plus âgées n’ont pas la même perception. Elles sont plus sensibles au décorum, à la préparation des plats et à leur présentation, à la dimension de partage…
Ce changement de perception induit-il des effets particuliers ?
Le Crédoc mène des enquêtes sur l’alimentation depuis de très nombreuses années. Dans les années 2000, quand vous demandiez à un Français ce qu’était pour lui un aliment de qualité, il répondait : « un aliment qui a du goût ». À présent, il vous répondra « un aliment bio ». Cela trouve probablement son origine dans le fait que les peurs les plus mises en avant entre 2007 et 2015 sont celles liées aux pesticides. Dans ce contexte, l’aliment bio est celui qui se pare de toutes les vertus.
Autre phénomène, l’émergence, depuis une dizaine d’années, du marché de l’éviction. Plusieurs facteurs expliquent son essor : psychosociaux avec la montée des craintes, mais aussi réglementaires. Au tout début des années 2000, moment où s’affirme le lien entre alimentation et santé, les industriels apposent sur certains produits des allégations santé, par exemple la mention « renforce les défenses naturelles de l’organisme » sur certains produits laitiers. L’Europe y met un coup d’arrêt en réglementant strictement leur utilisation, contraignant les acteurs économiques présents sur ces marchés à changer de stratégie. Leur réponse : proposer des produits « sans ». D’abord des gammes sans aspartame, puis des produits sans sel, sans sucres, sans matières grasses et, plus récemment, sans lactose ou sans gluten. Notons qu’il s’agit surtout d’une réaction de la grande distribution plutôt que des industriels de l’agro-alimentaire.
Un troisième facteur a vraisemblablement joué un rôle : la crise agricole de 2015. Celle-ci a eu un effet sur les consommateurs : initialement centrées sur le monde agricole, leurs exigences se sont peu à peu tournées vers les entreprises de transformation, ce qui a accentué le phénomène. Parce que cette offre s’est développée, il y a désormais une promesse du « sans » dans les assiettes : « sans résidus de pesticides, sans colorants, sans additifs » (voir encadré « La course aux appli »). Conséquence : dans l’enquête réalisée en 2018, les deux qualificatifs qui arrivent en tête pour définir la qualité d’un aliment sont le bio et le sans, la dimension du goût étant reléguée en quatrième position après les produits frais.
La course aux appli
Avez-vous identifié d’autres glissements ?
Oui, ce n’est pas la seule bascule que nous avons observée. La dimension environnementale est dorénavant très présente dans le champ alimentaire. Depuis 1978, le Crédoc réalise régulièrement la même enquête. Nous fournissons à un panel représentatif d’individus une liste de onze items, et nous leur demandons de les hiérarchiser selon leur degré de préoccupation. Cette liste ne varie pas depuis sa constitution et porte sur de grands sujets de société : le chômage, la violence, la pauvreté en France, la pauvreté dans le monde…
La dégradation de l’environnement fait partie de cette liste. En 1995, elle préoccupait 7 % des personnes interrogées ; en 2008, ce pourcentage est passé à 25 %. Après une période de recul, sans doute lié à la crise économique que nous avons connue, cet item est, en 2018, de nouveau cité par 25 % des personnes interrogées. Ce taux varie d’une catégorie à l’autre. Il est plus élevé chez les 18-24 ans (35 %). Et, chez les individus ayant un niveau d’études supérieur à bac + 2, il atteint 40 % ! Il y a clairement un effet d’âge sur cette question : à chaque nouvelle génération, le niveau de préoccupation monte d’un cran. Il se concentre en outre dans les catégories dites à « haut capital culturel », autrement dit celles qui sont les plus sensibles à la préoccupation santé. Il y a donc un rapprochement entre ces différents aspects. Dans les enquêtes sur ce qu’est un aliment de qualité, les personnes qui citent les aliments bio ou les aliments sans motivent leur choix par des raisons de santé et, en second lieu, par des questions de protection de l’environnement. Une préoccupation qui progresse.
Comment cela se traduit-il ? Est-ce seulement du déclaratif ou voit-on changer les pratiques d’achat ?
Non, les comportements ont déjà changé. En 2017, le marché du bio a progressé de 17 %, témoignant de l’importance symbolique évoquée plus haut. Mais ce mode de consommation demeure l’apanage d’une partie de la population, plutôt des cadres éduqués vivant en milieu urbain. Les individus ayant un niveau d’études comparable mais avec des revenus moindres vont plutôt se tourner vers des produits sans. Enfin, n’oublions pas l’autre moitié des consommateurs (52 %) pour qui le goût, les produits locaux ou le prix restent une dimension importante. Pour les employés ou les ouvriers, le plaisir et le goût surclassent toujours les préoccupations de santé.
Pour répondre à la préoccupation environnementale, certains vont mobiliser d’autres leviers, l’approvisionnement local notamment. Les plus âgés sont très sensibles à cet aspect. Leur credo ? Si vous achetez directement à un producteur, celui-ci ne va pas vous empoisonner. Le local c’est aussi, dans l’esprit des gens, moins de transport donc moins de pollution.
D’autres vont avoir plus de mal avec toutes ces injonctions, vécues comme des exigences de riches. Les sociologues américains ont d’ailleurs montré que ce n’est plus tant par l’achat d’une super voiture ou d’un magnifique voilier que l’on marque sa distinction sociale que par ses pratiques alimentaires, le bio ou le manger « sans » figurant parmi les principaux marqueurs. Problème, cela a des conséquences sanitaires pour les catégories les plus fragiles. Je m’explique : voulant copier « l’élite », certaines personnes précaires pratiquent elles aussi des évictions, mais sans complémenter leur alimentation au risque de déséquilibrer leurs apports nutritionnels et d’induire de réels problèmes de santé notamment chez les enfants.
Qu’en est-il dans les autres pays ? L’environnement et le sain sont-ils également au centre des préoccupations ?
Nous avons mené, pour l’Observatoire de la qualité France Télévision, une étude comparative entre la France, l’Allemagne, les États-Unis et le Japon. Dans chaque pays, nous avons posé la même question : « Si je vous dis alimentation de qualité, à quoi pensez-vous ? » Vous connaissez la réponse des Français : le bio et le sans. Surprise, en Allemagne et aux États-Unis, le premier mot cité est… le goût ! Les travaux des sociologues comme Claude Fischler montraient que, jusqu’à présent, la France se distinguait des autres pays par le fait qu’elle mettait en avant le goût et le plaisir. Voilà que les choses s’inversent. Aux États-Unis, ce revirement est sans doute la résultante des actions menées par Michelle Obama pendant les mandats de son époux. Elle avait fait de l’alimentation son cheval de bataille, en mettant l’accent sur cette dimension hédonique. Au Japon, les résultats sont encore différents. Le mot qui apparaît en premier est le « sans », puis le « local », dimension souvent primordiale aux yeux des populations insulaires. Exception faite de ce drôle de revirement dans l’importance accordée au goût, les deux dimensions, environnement et santé, demeurent saillantes aussi bien en Allemagne qu’aux États-Unis qui citent, après le goût, le bio. Reste qu’elles vont se manifester de manière quelque peu différente. Par exemple, en Allemagne, la dimension environnementale est un peu plus forte et les enquêtés citent la santé en dixième position. Ce terme n’apparaît pas tel quel chez les enquêtés français qui lui préfèrent le terme de « sain », souvent associé au bio. En conclusion, cette tendance n’est pas propre à la France. Mais il faut avoir à l’esprit cette inversion dans la place accordée au goût.
Source : Revue Sesame.
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